Le sujet de ce billet est parti d’une question bien innocente : devrait-on encore manger du poisson? L’impact du réchauffement climatique sur les océans n’est plus à prouver. Peut-on apprécier les produits de la pêche de manière responsable?
Ce billet dresse un portrait de la situation climatique dans les eaux du fleuve Saint-Laurent et présente des recommandations ainsi qu’une certification pour nous permettre, à nous, consommateurs, de mieux nous y retrouver et faire un choix éclairé.
L’océanographie du Saint-Laurent
Le fleuve Saint-Laurent est divisé en plusieurs sections selon la navigabilité et la proportion d’eau saline. Il commence à y avoir une quantité importante de sel dans l’eau en aval de l’île d’Orléans. Après Tadoussac, le fleuve est plus large et les différents courants d’eau se mélangent difficilement.
L’eau douce provenant des Grands Lacs crée une succion pour le courant du Gulf Stream et du courant du Labrador qui se superposent en trois couches dans l’estuaire du Saint-Laurent, justement un peu après le fjord du Saguenay. La première couche est composée majoritairement d’eau douce chaude.
La deuxième couche est plus froide et contient un taux de sel dissous légèrement inférieur à celui de l’océan. Cette couche se forme en hiver dans le golfe du Saint-Laurent avec de l’eau provenant du Gulf Stream.
La dernière couche contient à peu près la même proportion de sel que l’océan, mais elle est plus chaude que la couche intermédiaire. Elle est originaire de la pente continentale, proche de la Nouvelle-Écosse. Elle est approvisionnée par le courant du Labrador.
Les deux dernières couches s’écoulent vers Tadoussac, alors que la première se dirige vers l’océan. Ce mouvement entre les différentes couches est important pour l’écosystème du fleuve. En surface, le vent souffle et pousse la première couche plus chaude vers le large. Pour combler le vide, la couche d’eau profonde remonte vers la surface chargée de sels minéraux, qui à leur tour nourrissent les phytoplanctons et les zooplanctons. C’est le principe de la remontée d’eau (aussi appelé upwelling).
En profondeur, il peut s’écouler entre quatre à sept ans avant que l’eau ne remonte à la surface. Pendant la formation de la couche d’eau profonde en Nouvelle-Écosse, l’oxygène est capturé et sera tranquillement consommé par les bactéries pendant son transit dans l’estuaire du Saint-Laurent. Il est important que la couche profonde ait suffisamment d’oxygène pour soutenir la chaîne alimentaire.
L’impact du réchauffement des eaux dans le Saint-Laurent
Et c’est justement là où le bât blesse. Il n’y a plus assez d’oxygène pour soutenir l’écosystème du Saint-Laurent. On parle de zone hypoxique (en dessous de 62,5 µmol ou 20% de saturation en oxygène) qui s’étend sur 1300 km2 depuis 2010. En 2021, les scientifiques ont relevé un taux de 35 µmol dans la zone, ce qui laisse penser que la couche profonde est parfois en situation d’anoxie (aucun oxygène disponible).
La cause principale de la dé-oxygénation est le réchauffement de la couche d’eau profonde. Au début du 20e siècle, la moyenne des températures se situait autour de 3°C. Un siècle plus tard, elle est plutôt autour de 6°C. Cela s’explique par une plus grande proportion d’eau provenant du Gulf Stream au lieu du courant du Labrador. Les eaux du Gulf Stream sont moins bien oxygénées parce qu’elles sont plus chaudes.
En 1932, 72% des eaux de la couche profonde provenaient du courant du Labrador. Cette proportion a chuté à 20%, alors que 80% de la couche profonde est maintenant issue du courant du Gulf Stream. Un des déclencheurs de ce déséquilibre est le CO2 présent dans l’air. Il influence les vents qui, à leur tour, poussent différemment les couches d’eau dans le Saint-Laurent. Il y a aussi la fonte des glaces de l’Arctique qui déséquilibre les courants marins dans l’océan Atlantique.
Les répercussions sur la vie marine du Saint-Laurent
La hausse de la température du fleuve change l’habitat de toutes les espèces marines. Certaines sont plus favorisées que d’autres. Le homard est en plus grand nombre aux abords des Îles de la Madeleine et les pêcheurs en ont aperçu de l’autre côté, vers la Côte-Nord. L’eau plus chaude favoriserait sa vitesse de croissance. Il est donc plus gros qu’avant. Le thon rouge est aussi plus présent dans les eaux du Saint-Laurent. Il s’agit d’un poisson très prisé par les restaurants.
Le sébaste a fait un retour en force. Il fait l’objet d’un moratoire commercial depuis 1995, mais depuis 2022, les scientifiques avancent que c’est l’espèce la plus présente démographiquement dans le fleuve. Des pourparlers sont en cours pour lever l’interdiction de pêche. Cela demanderait des ajustements de la part des consommateurs parce que les manières de le cuisiner n’ont pas été transmises. L’industrie de transformation devra également s’ajuster à ce nouveau venu et se procurer l’équipement approprié. Le calmar est officiellement de retour dans le Saint-Laurent. Depuis juillet 2022, ce mollusque qui suit le courant du Gulf Stream peut être pêché dans l’estuaire.
Il y a aussi une plus forte présence de baleine noire – et tous les défis pour les bateaux que cela représente. Par contre, leurs sources de nourriture de base, le hareng et le maquereau, sont menacées d’extinction. Ceux-ci sont interdits de pêche depuis 2022 au Canada. C’est préoccupant parce que ce sont des petits poissons qui servent d’appât en pêche commerciale pour de plus grosses prises.
Les espèces plus nordiques comme la morue, le turbot et le béluga sont très désavantagées parce qu’elles supportent difficilement la hausse de la température. Aussi, elles ont une plus grande consommation d’oxygène et souffrent dans la zone hypoxique. La crevette nordique est en déclin justement parce qu’il y a moins d’oxygène présent dans la couche profonde du Saint-Laurent.
L’impact du réchauffement des eaux du fleuve est nuancé. Il y a une modification de la biodiversité, qui à moyen terme est un gain pour la diversité. Cependant, les espèces envahissantes du sud, comme le crabe chinois à mitaine, migrent vers le nord avec des conséquences désastreuses pour les habitats d’espèces indigènes.
Les recommandations de Slow Fish
Ce n’est pas un portrait rose, nous en convenons. Quels sont les gestes que l’on peut faire pour limiter l’impact de sa consommation? Une branche Slow Food, Slow Fish, se concentre uniquement sur les enjeux des espèces maritimes.
Une des premières recommandations de Slow Fish est de varier les poissons, mollusques et crustacés que l’on consomme. Pour cela, il faut trouver un poissonnier local en lequel nous avons confiance pour poser des questions sur les produits disponibles à l’étalage. Poser des questions démontre une préférence pour le bien-être de l’écosystème et un vote en faveur de produits différents.
Dans la mesure du possible, il est préférable de réduire sa consommation de poissons carnivores et d’opter plutôt pour les bivalves, comme les moules et les palourdes. Pour prendre un kilogramme de chair, le saumon mange cinq kilogrammes de plus petits poissons, comme le maquereau et le hareng.
À la recherche de la Fourchette bleue
Devant les étals de la poissonnerie, il n’est pas simple de s’y retrouver. Heureusement, depuis 2009, il existe la certification Fourchette bleue d’Exploramer pour guider les consommateurs. Chaque année, un comité d’experts recommande des espèces à manger selon quatre critères : est-il comestible; est-il en quantité suffisante dans le Saint-Laurent; la technique de pêche est-elle respectueuse des fonds marins et; a-t-il besoin d’être plus reconnu?
L’objectif est d’encourager la consommation d’espèces moins connues et de récompenser les pratiques de pêches respectueuses de l’environnement. Une carte des détaillants approuvés dans la province, poissonneries comme restaurants, est disponible sur leur site Web. L’organisme travaille également sur un calendrier des saisons de pêche qui devrait paraître ce printemps.
En 2022, 47 espèces ont reçu la certification Fourchette Bleue. Alors que certaines espèces nous sont familières, comme la crevette nordique, d’autres sont beaucoup moins connues. C’est le cas de l’hémitriptère atlantique et du tanche tautogue, deux poissons, ainsi que d’une variété d’algues comme la mousse d’Irlande. Le reste de la liste est disponible en ligne.
Les produits recommandés par Fourchette Bleue ne sont pas faciles à trouver. Un lien de confiance avec un restaurateur peut vous donner des indices sur comment mettre la main sur ces poissons, mollusques et crustacés. Sinon, une soirée dans un restaurant certifié s’avère une belle opportunité d’apprivoiser de nouveaux produits de la mer.
Et si vous réussissez à mettre la main sur une des espèces certifiées, mais que vous n’avez aucune idée de comment l’apprêter, faites un tour sur le site Fourchette Bleue. On y trouve plusieurs recettes signées par nul autre que le chef Jean Soulard!
Bonne découverte culinaire!
Par Coralie Bissonnette